écrit par Bruni Sonne
(Ce texte est également disponible en allemand et en anglais.)
Je suis blanche[1], allemande, de sexe féminin et, dans l’ensemble, assez privilégiée[2], déjà en Allemagne – et d’autant plus à l’échelle mondiale. J’ai porté des dreadlocks pendant six ans et en plus très souvent des vêtements en tissu africain. Maintenant, tu peux en principe arrêter de lire et me taxer immédiatement de raciste. Mon péché : appropriation culturelle[3].
Ou tu peux continuer à lire et apprendre à me connaître un peu en tant que personne.
Je constate que les personnes blanches portant des dreadlocks peuvent manifestement blesser des personnes Noires, en particulier en Allemagne/dans le Nord global. Cela n’a jamais été mon intention et je suis vraiment désolée d’avoir provoqué des blessures chez certaines personnes Noires en portant des dreadlocks. Il est important pour moi de souligner qu’avec ce blog, je ne souhaite pas relativiser les blessures que les personnes blanches portant des dreadlocks provoquent chez certaines personnes Noires. Je ne veux pas non plus les comparer à ma propre vulnérabilité émotionnelle sur ce sujet. En outre, je tiens à souligner que je ne veux absolument pas nier qu’il existe une forme négative d’appropriation culturelle, notamment (mais pas exclusivement) dans le contexte de l’exploitation capitaliste, ce qui est particulièrement évident. Mais ne peut-il pas y avoir aussi des formes positives, valorisantes et conscientes du contexte, d’appropriation d’aspects ou de symboles d’autres cultures ?
Je n’ai pas la prétention de savoir où exactement tracer la limite, mais je veux souligner que je perçois le monde comme plus complexe, avec un spectre entre l’appropriation culturelle néocoloniale, raciste, ignorante et les formes valorisantes d’appropriation d’aspects d’autres cultures, et que je souhaitais ne pas être jugée globalement et de manière hâtive, sans que les gens ne me connaissent et ne connaissent mes motivations. C’est pourquoi je te prie de m’excuser si, pour illustrer mon propos, le reste du texte tourne assez fortement autour de mon histoire personnelle. Non, je ne me considère pas comme le nombril du monde et il y a des milliers de problèmes plus importants que cette histoire. C’est pourquoi il m’a fallu des années pour écrire ce texte, j’ai trop longtemps essayé de minimiser le sujet à mes propres yeux. Mais le fait est que cela me préoccupe depuis longtemps. Alors il est peut-être temps de donner de l’espace à cette perspective…
À 17 ans, j’ai découvert Tiken Jah Fakoly en cours de français et j’en suis tombée amoureuse. Aujourd’hui encore, c’est mon artiste préféré de tous les temps. En traduisant les paroles de ses chansons, j’ai peaufiné mon français. J’ai aussi pour la première fois, appris à connaître une perspective africaine (assez politisée) sur le continent et j’ai découvert un amour timide pour (co)chanter. Mais surtout, j’ai répondu à son appel : ” Viens Voir, toi qui parles sans savoir, l’Afrique n’est pas ce qu’on te fait croire “. Après avoir passé mon bac dans une petite ville aisée à majorité blanche, je suis partie six mois au Sénégal, en volontariat. Aujourd’hui, je porte pour diverses raisons un regard assez critique sur le volontariat en général,. Mais je suis tout de même reconnaissante pour ce premier séjour qui a marqué ma vie comme peu d’autres choses. Je suis reconnaissante envers mon ‘kharitu bu ben bakan’, mon meilleur ami et frère d’accueil de l’époque, M., qui m’a rendu visite plusieurs fois en Allemagne par la suite. Je suis reconnaissante envers ma famille d’accueil, à qui j’ai rendu visite à plusieurs reprises depuis. Je suis reconnaissante pour la poignée d’amitiés qui ont en quelque sorte perduré depuis cette époque. Reconnaissante d’être devenue, il y a deux ans, marraine du premier enfant d’un bon ami de l’époque. Mais surtout, ces six mois ont changé mon regard sur le monde. Il paraît que j’avais déjà un sens aigu de la justice quand j’étais enfant et que même à l’école, je m’intéressais aux thèmes de la justice. Ainsi l’éthique était ma matière préférée. Cependant, j’étais alors dans un contexte totalement dépolitisé. Au Sénégal, j’ai pris conscience de l’inégalité criante entre les riches et les pauvres, non seulement en théorie, mais aussi au niveau du ressenti, ce qui m’a politisé pour toujours.
Même après avoir séjourné neuf fois au Sénégal pour des durées différents, et plusieurs années de relations avec des compagnons sénégalais, je continue d’apprendre de nouvelles choses. Je trouve que certaines de ces qualités manquent en Allemagne. Je suis également reconnaissante pour les leçons sénégalaises sur la patience et surtout sur le partage. Je ne prétends pas que ce dernier point en particulier ait été facile – grandir dans une société hautement individualiste et capitaliste ne s’enlève pas du jour au lendemain. Je veux encore moins dire que j’ai fini d’apprendre sur la société sénégalaise et sur les valeurs de partage. Le Sénégal a également changé mon idéal de beauté : Une plus grande appréciation de mes courbes ainsi que des poils de mes jambes et, plus tard, de mes aisselles. Cela s’est accompagné de la découverte d’une esthétique nouvelle pour moi, que j’ai observée tout autour de moi : des tissus africains, le port de nombreux bijoux (par exemple des boucles d’oreilles, plus un collier, plus des bracelets, plus des bagues), des tresses, des dreadlocks, plus rarement des afros et, enfin, différentes nuances de peau Noire.
Dès mon premier voyage, la culture du don a commencé : Des collègues, des ami-e-s, parfois des vendeurs/-euses m’ont offert des vêtements, des tissus et des bijoux sénégalais / (ouest)africains. Au moment de partir, ma famille d’accueil en a fait autant. De plus, je m’achetais moi-même des tissus que je faisais transformer par mon ami et tailleur M. aujourd’hui décédé (que son âme repose en paix). D’abord en modèles de mon imagination, puis plutôt en vêtements adaptés à la mode locale. Mais j’ai aussi reçu du tissu d’une coopérative de femmes avec la demande de me faire confectionner une ‘taille basse’ (haut, jupe jusqu’au sol, éventuellement avec un foulard sénégalais) pour leur fête. Une fois sur place, j’ai été en quelque sorte grisée de voir que toutes les femmes, moi y compris, portaient le même tissu, mais dans des modèles légèrement différents. Puis un bref choc, j’ai eu brièvement l’impression de me voir, mais ce n’était qu’une autre femme blanche avec forcément la même tenue, une silhouette similaire et les mêmes lunettes de soleil. Bien sûr, même après plusieurs mois, je savais que je n’étais qu’une invitée dans ce pays, même mon wolof de conversation ne pouvait pas le cacher. Mais je ne m’attendais pas à ce que ma peau blanche se distingue autant dans une foule Noire[4].
Pour la Tabaski, la fête du sacrifice, je me suis fait tresser de fines nattes. Mes dreadlocks n’ont suivi que quelques années plus tard. Tout cela faisait partie d’une approche de cette esthétique que je découvrais et qui, pour moi, n’est pas détachée mais fait partie de la culture et de la société. Bien entendu, je n’ai pas pour objectif de devenir Noire. Je suis blanche et je le serai toujours. Mais je ressens le besoin d’une certaine forme de rapprochement, d’intégration (?) dans la société sénégalaise. Pour cela, je continue d’apprendre la principale langue véhiculaire, le wolof. Je pose beaucoup de questions à mes plus proches confident-e-s sénégalais-e-s et je montre mon appréciation du pays d’accueil, notamment en m’adaptant sur le plan vestimentaire et en m’efforçant de participer à la culture du don et de pratiquer la culture de l’hospitalité (tout comme en Allemagne). Bien sûr, cela ne veut pas dire que je trouve tout super dans la culture sénégalaise sans exception, mais je ne le fais pas non plus en Allemagne. Et c’est aux Sénégalais-e-s de juger si je suis une bonne élève ou une élève moyenne.
Le fait est que le Sénégal m’a changé. Le Sénégal est devenu une partie de moi. Bien sûr, cela ne fait pas de moi une Sénégalaise, mais je ne peux pas imaginer effacer un jour le Sénégal de ma vie. Ni les amitiés, ni certains aspects de la / des culture(s), ni les nombreuses leçons que le Sénégal m’a apprises depuis tout de même plus de dix ans.
Mais mon premier séjour a aussi soulevé de nombreuses questions. Par exemple, d’où vient l’inégalité qui sévit dans le monde ? C’est en essayant d’y répondre que j’ai choisi ma matière de licence et de master et, dans ce cadre, j’ai pu me pencher sur la critique de la coopération au développement, y compris le post-développement, ainsi que sur les perspectives post-coloniales, y compris dans notre système économique.
Je ne ferai que évoquer mes prochains séjours en Afrique de l’Ouest, sinon vous liriez probablement ce blog jusqu’à après-demain. Je suis donc retournée plusieurs fois au Sénégal dans différents contextes (visites, voyages, stages, recherche) et dans quelques autres pays d’Afrique de l’Ouest (Gambie, Bénin, Togo, Burkina Faso, Niger). Le Sénégal est cependant resté le pays de mon cœur. Quelques années plus tard, pendant les deux derniers mois d’un séjour de neuf mois au Bénin, j’ai interviewé des personnes qui s’identifiaient comme rastas. A l’époque, j’avais déjà des dreadlocks depuis quelques mois et je voulais notamment en savoir plus sur les raisons de cette coiffure. Bien entendu, je me suis également demandé comment les rastas Noir-e-s me percevraient en tant que personne blanche portant des dreadlocks. Je n’ai pas été rejetée une seule fois (du moins, on ne me l’aurait pas communiqué). Moi, je ne me suis jamais identifiée comme rasta, j’ai juste fait savoir que j’étais curieuse de savoir plus sur ce que cela signifiait d’être rasta. Ces interviews m’ont amené á sympathiser avec les rastas. C’étaient plusieurs de mes interlocuteurs/-trices qui m’ont attribué le fait d’être rasta, d’une manière inclusive et accueillante. Cela m’a beaucoup surpris, mais je me suis sentie heureuse et bienvenue, alors que je n’ai jamais eu la prétention de m’attribuer cette catégorie identitaire complexe (mais tout à fait hétérogène). En discutant, il est aussi apparu clairement que pour certains Béninois-es, porter des dreadlocks est une question de style et d’esthétique. Alors pas forcément lié à la spiritualité et/ou au rastafarisme. Pour d’autres, il s’agit d’un lien spirituel, comme c’est le cas des Rastas ou de la majorité des locksé-e-s au Sénégal et en Gambie. Il s’agit d’un lien spirituel avec leur religion de Bayefall / Yayefall, un courant musulman soufi dont les adeptes portent souvent des dreadlocks.
Quand je suis en Allemagne, j’ai beaucoup d’ami-e-s de la diaspora africaine autour de moi, ceux et celles qui ont participé à mes fêtes en ont certainement eu un aperçu. En outre, je m’organise politiquement dans différents contextes avec des Africain-e-s en partie réfugié-e-s et en partie étudiant-e-s en Allemagne sur des thèmes tels que la lutte contre le néocolonialisme et la liberté de mouvement. Je suis souvent appréciée pour ma personne et complimentée sur mon apparence “africanisée”.
Et boum, un jour, le débat sur l’appropriation culturelle a fait irruption dans mon esprit. Et puis il a fallu encore un bon moment (= plusieurs années) et de nombreux monologues intérieurs pour que mes dreadlocks tombent – avec la promesse faite à moi-même que mes vêtements en tissu africain et mes bijoux resteraient. La peur de me perdre était trop grande. Maintenant que j’avais depuis longtemps perdu mon cœur pour le Sénégal et que le Sénégal était devenu une partie de moi.
Pendant les deux années qui ont précédé ma prise de ciseaux, certaines situations ne m’ont pas été faciles. Des situations dans lesquelles je me serais sentie à l’aise autrement : Me rendre à une réunion de réseautage postcolonial de toute l’Allemagne (par peur d’être rejetée, je suis restée timide, surtout vis- à-vis des participants BPOC[5]); Animer une discussion avec un invité Noir de Berlin Postkolonial (j’ai demandé au préalable s’il était d’accord d’être animé par une femme blanche portant des locks, ce à quoi il a affirmativement à mon grand soulagement répondu); Me rendre à un festival BPOC dans ma ville (entre-temps, j’ai eu le sentiment douteux de percevoir des ondes de rejet et j’ai demandé à l’ami namibien qui m’accompagnait à l’événement de sortir brièvement de l’endroit avec moi); Faire partie du bloc antiraciste de la manifestation Unteilbar (indivisible) à Berlin et lire le discours d’un compagnon de lutte congolais (je me suis réfugiée dans le bloc santé). Donc en particulier des situations (politisées) avec des personnes Noires que je ne connais pas et dont je ne sais à première vue quelle est leur position par rapport aux locksé-e-s blanc-he-s. Selon si elles/ils sont socialisé-e-s en Allemagne (ce qui ne doit toutefois pas être immédiatement visible), je compte sur un potentiel de rejet plus élevé – si par contre ils/elles sont socialisé-e-s sur le continent africain, je compte sur un faible potentiel de rejet de ma personne (toujours à première vue).
Bien sûr, cela ne veut pas dire que certaines personnes Noires par contre n’ont pas eu de mal à gérer ma présence, c’était peut-être même parfois beaucoup plus difficile. Il y a certainement beaucoup de choses que je n’ai pas perçues, ou parfois seulement des vibrations dont je ne pouvais pas être sûre qu’elles avaient quelque chose à voir avec mes dreadlocks blanches. J’ai rarement reçu des réactions négatives explicites au cours de ces six années. Une seule fois, une critique collective lors d’une réunion plénière d’un camp sur le climat où une activiste Noire a dit qu’elle ne se sentait pas à l’aise avec toutes ces personnes blanches portant des dreadlocks. Suite à cela, j’ai attaché un foulard autour de mes cheveux pour les jours restants. Bien sûr, je ne veux pas qu’elle se sente mal à l’aise à cause de moi. Et oui, il est ambivalent que je n’ai pas tiré ces conséquences au-delà, car je ne peux pas savoir pour qui ma présence représente encore une gêne. Ensuite, un feedback individuel à mon égard dans le cadre d’une conférence scientifique en ligne. La conférencière Noire allemande a dit qu’elle n’avait pas pu se concentrer sur ma question parce qu’elle se demandait tout le temps, si elle voyait bien – si j’étais vraiment blanche avec des dreadlocks et des vêtements africains? (implicitement, elle voulait sans doute dire aussi : et que je me trouve surtout dans une conférence postcoloniale et à orientation antiraciste). Cette expérience m’a particulièrement affectée et a certainement contribué à ma décision finale.
Je pense que de telles réactions de rejet des dreadlocks blanches s’expliquent avant tout par les traces du colonialisme européen (y compris allemand) sur le continent africain. A l’époque coloniale, les cultures, le savoir et l’esthétique africains ont été systématiquement rejetés et dévalorisés par les colonisatrices/teurs européen-ne-s. Dans le cadre de ce qu’on appelle perversement des “missions de civilisation”, même les coiffures africaines naturelles comme les afros et les dreadlocks ont été discréditées et devaient être „apprivoisées“. C’est-à-dire lissées ou coupées. Et ce n’est que grâce à de telles adaptations que l’on a pu progresser dans le système existant (où l’on espérait peut-être avoir une certaine influence). Dans le système actuel aussi, les personnes Noires portant des dreadlocks sont toujours discriminées. Le fait que l’époque coloniale est loin d’être révolue semble désormais faire partie intégrante de la société, même en Allemagne, même si la plupart des gens n’ont certainement pas conscience du chemin qu’il reste à parcourir pour parvenir à la décolonisation (je ne veux évidemment pas m’en exclure).
Je tiens ici à remercier les différents ami-e-s africain-e-s avec lesquel-le-s j’ai discuté du sujet. Parfois de manière désinvolte, parfois de manière plus approfondie et dont j’ai reçu beaucoup de soutien pour le port de mes dreadlocks et de mes vêtements ainsi que des irritations sur la position de l’appropriation culturelle par rapport aux locks blancs. Certains d’entre vous ont ensuite trouvé explicitement regrettable que le débat m’ait finalement poussée à prendre les ciseaux. Et un grand merci à S. pour avoir été là, en tant qu’amie et personne antiraciste pendant les derniers mois lorsque la décision était déjà prise mais qu’il fallait m’y préparer mentalement. Tu as accompagné ma lutte émotionnelle avec amour et esprit critique quand un chaos émotionnel régnait en moi.
Vers la fin, j’aimerais partager avec vous une petite anecdote : Une militante politique blanche qui se rend régulièrement au Mali m’a raconté qu’au Mali, des militantes maliennes lui ont demandé à plusieurs reprises de s’habiller en malien et lui ont offert des tissus à cet effet, mais qu’elle avait des réticences à répondre à cette demande – à cause des débats sur l’appropriation culturelle qu’elle connaissait depuis l’Allemagne. Je ne peux pas m’imaginer que tous les défenseur-e-s de l’accusation d’appropriation culturelle aient pour objectif que les blanc-he-s refusent les cadeaux de vêtements, de tissus, de bijoux du Sud? Et si cela nous est offert, je partirais du principe que l’on souhaite également que nous portions ces cadeaux ? Et bien sûr, les cadeaux voyagent avec la valise jusqu’en Allemagne. Aurons-nous alors moins le droit de les porter là-bas que sur le continent africain ? Devons-nous laisser de si beaux objets dans l’armoire ? Il y a trois ans, une de mes anciennes colocataires s’est débarrassée de tous les vêtements qu’elle avait portés pendant son année au Ghana en raison du débat sur l’appropriation culturelle. Et la plupart d’entre eux sont maintenant dans mon armoire… Je n’ai jamais porté de taille basse sénégalaise en Allemagne, sauf lors d’une conférence avec nos partenaires internationaux. Là, j’ai porté la taille basse qu’une des organisations partenaires sénégalaises m’avait offerte lors de ma dernière visite. Je porte cependant assez souvent au quotidien des vêtements en tissus africains qui sont un peu moins flamboyant pour le contexte allemand, ainsi que des bijoux.
Et maintenant ? Depuis quelques années, j’ai de plus en plus envie de m’installer au Sénégal. J’espère pouvoir le faire dans un avenir pas trop lointain. Et une petite raison, je pense, est que j’ai le sentiment de ne pas pouvoir être vraiment moi ici en Allemagne. En tout cas pas avec ma connexion sénégalaise ressentie (y compris mon souhait de la visualiser sur mon corps) dans un environnement antiraciste et politisé – donc précisément l’environnement dans lequel je me sens/voudrais me sentir politiquement chez moi. Et pour être honnête, je dois admettre que j’aimerais bien me laisser repousser des dreadlocks une fois installée au Sénégal. Je justifie devant moi- même en disant que, d’après mon expérience, elles peuvent être considérées comme un affront en Allemagne, alors qu’au Sénégal et dans les autres pays africains que j’ai visités, je ne l’ai jamais ressenti comme ça au cours de toutes ces années. Et même après trois ans de coupage et peignage de mes dreadlocks, elles me manquent encore régulièrement.
Qu’est-ce que je veux dire avec ce texte ? – C’est une question posée par l’éditrice de ce blog. Je pense que dans le meilleur des cas, j’espère susciter un peu plus d’empathie avec moi lorsque tu me verras (en particulier en tant que personne Noire critique à l’égard des personnes blanches portant des dreadlocks). Tu me verras peut-être quand je serai en vacances en Allemagne, avec mes dreadlocks et mes vêtements en tissu africain. Et peut-être naïvement, j’espère qu’un jour ce ne sera plus le cas, que ce dilemme des blessures nous divisera. Je ne sais pas si tu penses que nous devons d’abord vivre dans un monde largement exempt de racisme. Je crains que cela ne prenne beaucoup de temps, mais travaillons tout de même dans ce sens !
Ok, mon éditrice aimerait une déclaration plus politique, et elle a raison… Bien sûr, la conclusion de mon texte ne doit pas être ‘fais une exception avec moi’ ni ‘fais une exception avec tous les autres blanc-he-s qui ont établi un lien “suffisamment profond” avec un autre pays. Premièrement, une telle conclusion devrait également s’appliquer aux personnes BPOC qui se sentent liées à d’autres pays/cultures (ou pas tout à fait, car les asymétries de pouvoir y sont différentes, même si elles ne sont souvent pas non plus exemptes de hiérarchie). Et deuxièmement, je ne veux pas plaider pour des exceptions basées sur l’attachement émotionnel car cela ne se voit pas et laisse donc de nombreuses questions pratiques sans réponse. Je me suis basé sur mon propre exemple pour illustrer le fait que, pour certaines raisons (qui, je l’espère, sont devenues au moins partiellement compréhensibles), il est tout sauf facile pour certains d’entre nous, Blanc-he-s comme BPOC, de répondre aux exigences des défenseur-e-s du débat sur l’appropriation culturelle de se débarrasser systématiquement des signes extérieurs d’une certaine nation/culture/région/etc. à laquelle nous nous sentons lié-e-s et dont nous aimerions visualiser l’appréciation. Et si nous pouvions nous mettre d’accord sur ce point, je serais en tout cas déjà assez heureuse.
Cependant, je me demande alors ce que je vais faire des boucles d’oreilles que ma collègue mexicaine m’a rapportées de ses vacances au pays; Des deux robes que des ami-e-s, un couple somalien, m’a rapportées du Kenya; De la jupe probablement indienne qu’un ami béninois m’a rapportée et offerte de la friperie de Cotonou, où il y a un rayon Inde, etc. Ici, il me serait beaucoup, beaucoup plus facile de renoncer car je ne ressens pas de lien particulier avec ces pays. Mais dois-je pour autant refuser les cadeaux ? Ou dois-je les accepter poliment et ne pas les porter ? Cela ne peut pas non plus être le but, n’est-ce pas ? Même si certaines dynamiques autour du débat sur l’appropriation culturelle me semblent absurdes, je souhaite rester suffisamment humble pour ne pas proclamer “la vérité” mais seulement ma perspective subjective, qui est finalement plus émotionnelle que factuelle. En conséquence, je me sens vulnérable à l’idée de publier ce texte et c’est pourquoi j’ai choisi de rester anonyme.
Cependant, il ne fait aucun doute pour moi que nous devons travailler d’urgence en Allemagne pour permettre aux personnes BPOC de porter des vêtements ou d’autres signes extérieurs issus de leur(s) propre(s) culture(s) non allemande(s) ou non d’Europe centrale/occidentale, ou de celle de leurs parents/ancêtres, sans devoir pour cela faire face à des stéréotypes racistes tels que “l’arriération”, un état d’esprit conservateur ou des préjugés selon lesquels ils ne pourraient pas parler allemand. Même les personnes Noires ayant des locks en Allemagne doivent encore injustement se battre : on a souvent demandé à mon ex-ami s’il vendait de la drogue, alors qu’il ne consomme ni marijuana, ni cigarettes, ni alcool. Un autre ami a subi des pressions au travail (bureau d’ingénieurs) pour qu’il se coupe les dreadlocks s’il voulait monter en grade. Et ce ne sont certainement pas des cas isolés. Ainsi que des cas qui ne me sont pas arrivés en tant que femme blanche portant des dreadlocks. Malheureusement, le racisme (à petite ou à grande échelle) est toujours répandu, il reste beaucoup à faire pour nous en tant que société.
P.S. D’une certaine manière, l’expérience du personnage fictif Saraswati dans le livre ‘Identitti’ de Mithu Sanyal est à la fois comparable et totalement différente. De toute façon, je l’ai perçu comme une ‘nourriture pour le cerveau’ très nourrissante sur des questions telles que ce que signifie réellement la race, même si je suis probablement sortie du livre avec plus de questions que de réponses.
P.P.S. Je ne sais pas si cela a de l’importance, mais ma tante (par alliance) africaine (de l’Est) m’a fait mes premières tresses pour mon anniversaire quand j’avais environ 11 ans. J’ai trouvé ça vraiment formidable à l’époque, ce cadeau. Je ne l’oublierai jamais car sur la photo de classe correspondante… juste avant, à la récréation, mes amies m’ont aidée à défaire les tresses… au lieu d’avoir des cheveux spaghettis ennuyeux, j’avais des cheveux super volumineux et frisés. Mais cela n’a duré plus que quelques heures à mon grand regret.
À propos de l’auteur
L’auteure est une universitaire/doctorante blanche, par ailleurs assez privilégiée, qui travaille dans le domaine du postcolonialisme. Dans son billet de blog, elle réfléchit à la question de savoir si l’appropriation culturelle est négative en soi, ou s’il peut aussi y avoir des formes appréciatives d’appropriation d’aspects culturels qui ont jusqu’à présent été négligés par le débat. Le débat étant souvent très tendu, elle a décidé de publier son texte sous un pseudonyme.
—
[1] Tout comme d’autres catégories comme ce qui est appelée ‘race‘, je ne conçois pas ‘blanc‘ comme une catégorie biologique. Néanmoins, il s’agit d’une catégorie puissante qui, dans ce cas, décrit la position privilégiée de celui ou celle qui ne fait pas l’expérience du racisme en raison de sa blancheur.
[2] Je suis une (cis)femme blanche, pas en situation de handicap, sans religion, plutôt hétérosexuelle, issue d’une famille allemande de classe moyenne et j’ai deux diplômes universitaires.
[3] Si vous ne connaissez pas (ou seulement superficiellement) le débat sur l’appropriation culturelle, je vous recommande de chercher ce mot-clé sur Internet et de lire en particulier les articles/podcasts, etc. d’auteurs et d’autrices Noir-e-s qui défendent la position opposée, afin de vous faire une idée plus complète. Ce blog ne reflète en aucun cas le débat en lui-même, mais est plutôt une réaction à la position dominante dans les milieux antiracistes dans le débat (allemand/européen/américain), selon laquelle l’appropriation culturelle par les personnes blanches serait toujours entièrement négative, car toujours appropriative à la manière (néo)coloniale, et ne pourrait pas non plus être valorisante et consciente des asymétries de pouvoir.
[4] Aujourd’hui, je suis consciente que, inversement, cela n’arrive pas si vite aux personnes Noires dans le Nord global, car la société majoritaire raciste leur rappelle sans cesse qu’elles sont supposées être différentes.
[5] BPOC signifie ‘Black and People and Colour’, c’est-à-dire toutes les personnes qui ne sont pas blanches. Et oui, maman, cela inclut par exemple les personnes en Allemagne qui selon toi ont une apparence asiatique, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas seulement de la couleur de peau.